Une grand-mère aux soins intensifs

En tant qu’abuela, mon nom de mamie, je me questionne encore aujourd’hui sur le rôle et la place du grand-parent à l’hôpital. Ce témoignage aidera peut-être d’autres grands-parents confrontés aux mêmes doutes et questions. Est-ce qu’on en fait assez, trop ? Comment soutenir son enfant pour qu’il puisse à son tour soutenir le sien ? Comment être présent sans prendre trop de place ? Comment faire taire ses émotions pour accueillir les leurs ? Comment écouter avec bienveillance et sérénité sans vouloir tout savoir ? 

Milieu de matinée plutôt ensoleillée. Plongée dans la rédaction d’un texte, la sonnerie de mon téléphone retentit et la photo de l’un de mes enfants apparaît sur l’écran. Je décroche, le sourire aux lèvres, déjà contente à la perspective de la conversation qui suivra. Une voix hachée suivie de pleurs change la donne en une fraction de seconde : « Maman, c’est grave, très grave, le petit est aux urgences, à l’hôpital ! Ils lui font un massage cardiaque, ça fait plus de 20 minutes, je prie, on prie… Ils sont à 4 au-dessus de lui, ils se relaient, j’ai peur ! » Au bout de quelques minutes d’explications parcellaires, coupées par les pleurs, je comprends qu’il s’est passé quelque chose de grave pour mon petit-fils, à peine âgé de 21 mois. Son cœur s’est arrêté alors qu’il passait un examen à la salle d’urgence. Heureusement, mon fils et ma belle-fille ont été réactifs. Ce matin, le petit avait apparemment les pieds et les mains glacés, il était somnolent et tombait littéralement endormi alors que sa maman l’habillait. S’ils avaient tardé, mon amour de petit-fils serait décédé à la maison.  

La nuit avait été perturbée par des pleurs, il avait un peu de température. La veille, le pédiatre l’avait ausculté sans pouvoir deviner la gravité de l’affection qui le terrasserait le lendemain. Il avait une petite toux, un peu de fièvre, quelques symptômes gastriques. Repos et hydratation au programme.  
Sa maladie, la myocardite aiguë, est plutôt rare dans l’ensemble de la population mais encore plus chez les enfants. Le pauvre médecin en sera désolé lorsqu’il apprendra plus tard la suite des événements.  

Je lâche ma souris, enfile mon manteau et informe ma collègue que je pars sur le champ à l’hôpital. Les enfants sont aux abois, ils ont besoin de moi.  

À l’hôpital, branlebas de combat. À peine arrivé aux urgences, notre petit est conduit aux soins intensifs pour une réanimation cardiaque de 30 minutes. Il y restera trois longues et affreuses semaines. Entre la vie et la mort. Chaque jour, le lot de mauvaises nouvelles s’ajoute à celles de la veille. On craint les séquelles consécutives à cette longue réanimation. Mise en place d’un ECMO ; en jargon médical, c’est un appareil qui prend le relai du cœur. Les poumons eux aussi rendent l’âme, il faudra un deuxième ECMO pour faire fonctionner les poumons. Ils sont « collés », il y a du sang dedans, il est en insuffisance rénale, me dit mon fils… Difficile en tant que grand-parent d’avoir des informations complètes et cohérentes. Quand je leur demande plus de détails, ils n’ont pas la force de me répondre, ils n’ont pas tout entendu, ni tout compris. C’est trop dur, trop effrayant.  

À l’immense détresse de mes enfants, s’ajoute la peur de perdre ce petit bonhomme d’amour. On reste en retrait dans le couloir du service des soins intensifs ou dans la salle d’attente. Peu à peu, on nous laisse entrer dans le service, muni d’une « tour de contrôle » au centre et des chambres disposées tout autour. Beaucoup de soignants vont et viennent avec des chariots de soins, des appareils qu’on n’a jamais vus.  

Dans les autres chambres, d’autres enfants se battent pour leur vie. Accidents de la route, transplantations, cancers… Les visages croisés sont gris, fatigués, en larmes, mais aussi parfois souriants et encourageants. Le personnel, -difficile de trouver les mots-, super héros ? Ils sont continuellement au chevet des enfants soignés. Dans notre cas, les alertes retentissent pratiquement toutes les 2 minutes. Ils arrivent en courant, rectifient les sondes, les cathéters, appellent le médecin de garde…  

De temps en temps, on tente d’écouter, de loin, les quelques explications données par l’infirmier en chef ou le médecin de garde, sans prendre trop de place. Nous ne sommes que les grands-parents, il est normal que les parents soient informés en premier et en aparté.  

Un infirmier me confie : « Je vous ai laissé partir la fois passée, sans vous parler, et j’ai bien vu que vous étiez dans l’effroi. Je ne veux plus qu’une telle chose se passe, cette fois je vais vous expliquer où nous en sommes. »  

Je vais ainsi apprendre que sa maladie est extrêmement grave mais qu’il se bat. Les complications s’enchainent. Une nuit, l’ECMO qui supporte le cœur se bouche ; il faut le remplacer en urgence. Salle d’opération, course contre la montre. On m’explique que les ECMO le maintiennent en vie mais qu’ils sont aussi sources de complications, que ça ne peut pas durer trop longtemps. Malgré tout, son cœur rebat de lui-même un peu plus chaque jour. Mais le plus difficile à entendre, c’est ce mot « effroi », alors que je pensais arriver avec un visage serein, prête à prendre mon rôle de maman protectrice auprès de mon fils et de ma belle-fille. Les émotions ne peuvent toujours se cacher.  

Les enfants sont si mal que je leur demande s’ils ont demandé l’aide d’un.e psychologue. Mais leur religion leur suffit me disent-ils en cœur, un brin courroucés. Le petit est entre les mains de Dieu. Pour moi, athée, c’est compliqué de leur expliquer qu’une aide psychologique est peut-être nécessaire en sus de la prière et du support familial et communautaire.  

Je discute beaucoup avec mon fils, on parle religion, croyance, soutien, prière, communauté, sens de la vie, destin… On regarde le soleil se coucher sur le parking des urgences et on arpente les couloirs désertés des visiteurs, en allant vers la chapelle qui accueille toutes les communautés religieuses. Je le prends dans mes bras, ses larmes coulent. Je suis sa maman, il redevient mon petit gars. J’ai envie de lui acheter un lapin comme quand il était petit. Un objet qu’il peut serrer quand il a peur de perdre tout espoir et même la foi. Mon fils m’émeut, j’admire sa force, sa résilience, son amour infini pour son petit.  

Deux semaines passent. Le petit est inerte dans son lit, une quinzaine de moniteurs relaient son état de santé et émettent des sons qui égrènent les minutes. Les pompes des ECMO produisent leur râle régulier. Au fil du temps, on apprend à déchiffrer certains écrans et les chiffres clés. Des fils, des tubes sortent de son cou et de chaque membre de son corps, reliés aux machines, à des poches, des drains. Il est si minuscule dans ce lit ultra médicalisé, dans cette chambre qui ressemble à un cockpit de Boeing. On ne peut pas le toucher ni lui parler. Nous devons éviter tout stimuli afin de ménager son cœur si fragile. C’est le plus difficile pour sa maman qui tremble en le regardant.  

On ne sait pas ce qui a causé son état, on cherche parmi plus de 10 000 virus. On effectue aussi une enquête génétique. Au bout d’une dizaine de jours, les soignants ont trouvé la parade au virus qui a assailli le cœur de notre petit, jusqu’à provoquer son arrêt. Il bat à peine à 5% de ses besoins. 15, 20%, ça monte doucement, on reprend courage et espoir.  

On prie dans la belle-famille, on espère de l’autre côté. Le soir, on se retrouve tous ensemble, grands parents, frères, sœurs, cousins, musulmans, juifs, athées ou catholiques autour d’une table, à la terrasse d’un café, à deux pas de l’hôpital. Ensuite, on raccompagne les enfants jusqu’à l’espace dédié au recueillement spirituel, comme chaque soir. On les regarde entrer pour prier, et on s’assied avec d’autres personnes que nous commençons à connaître. Une communauté diverse et solidaire qui entame la nuit qui tombe et qui fait peur. Et puis on espère, encore et encore.  

Chaque jour, après le travail, on file à l’hôpital. On connait de mieux en mieux les astuces pour trouver une place de parking et arriver aux soins intensifs le plus rapidement possible. Attente à l’accueil du feu vert pour entrer dans ce service sécurisé. Désinfection des mains, enfilage des chaussons, port du masque.  

De jour en jour, les enfants maigrissent, leur teint est effrayant. Ils mangent peu, ne dorment pas beaucoup, ils se relaient auprès du petit en cas d’urgence. Un médecin chef me dira que le pronostic est sombre. Et s’il s’en sort, quelles seront les séquelles neurologiques ?  

Du côté des grands-parents, c’est aussi difficile pour nous de rester sereins, calmes et attentifs pour les supporter de notre mieux. Être présent en filigrane, disponible pour accueillir leurs émotions, la peur, la tristesse et même la colère.  

Les jeunes parents s’épuisent, les reproches fusent entre eux quand ils se sentent débordés. « Tu aurais pu venir plus tôt pour prendre mon relai, tu as encore oublié ceci ou cela… Si je n’avais pas décidé d’aller aux urgences, le petit serait mort ! ». Les familles font bloc autour des enfants et essaient de passer outre. Malgré tout, le beau-père de mon fils s’emporte sur lui, devant moi. Il est débordé par ses propres émotions. L’ambiance est si triste et lourde qu’on ne sait comment réagir pour essayer de maintenir le bateau à flot.  

Dans ces moments-là, on aimerait, nous aussi, grands-parents, recevoir l’aide des psychologues du service. Garder une attitude juste, modérée, en soutien, sans trop essayer de savoir à tout prix quel est l’état réel de la santé de notre petit fils.  

Enfin, trois semaines sont écoulées, le cœur repart doucement. Il subit une opération qui le délivre des ECMO cœur-poumons. Il est très fragile mais sa maman et son papa peuvent enfin le tenir dans leurs bras, malgré les drains et les tuyaux. Il boit un biberon et me regarde d’un œil méfiant. Il a peur des blouses blanches et est aussi craintif qu’un jeune chat errant. Je tente sa petite chanson préférée : »Ainsi font, font, font les petites marionnettes » et il remue une main en esquissant un rapide sourire. Chaque jour, le même rituel de la petite chanson. Mon fils insiste pour que je la lui chante en boucle. Le petit apprécie et se détend. Des ours en peluche, des jouets inondent la chambre. Notre petit n’y prête qu’une attention très relative. La seule chose dont il a besoin, ce sont les bras de sa maman, dans lesquels il se recroqueville. Il est très amaigri et ses yeux noirs sont immenses au milieu de sur son visage encore gris.  

Encore une semaine au service de cardiologie. Il reprend des forces. Nous constatons tous ses progrès. Il mange de mieux en mieux. Il pourra bientôt rentrer à la maison. Cette même maison que les enfants ont désertée pour habiter chez les grands-parents maternels, le temps de l’hospitalisation. La famille s’organise pour nettoyer de fond en comble leur appartement et enlever toute trace du champ de bataille laissé derrière eux avant le départ pour l’hôpital.  

Ils avaient le projet d’un second enfant, un mois plus tôt. Mon fils me dit qu’ils ne sont pas en état et qu’il leur faudra du temps. C’est très compréhensible et même souhaitable après une telle expérience.  

Aujourd’hui, 7 mois après leur retour à la maison, ils y repensent à nouveau. La petite famille a repris ses activités et sa vie habituelle, ou presque. Mon petit fils est toujours sous héparine et est suivi tous les mois à l’hôpital mais il va bien. Hormis sa peur immense des soignants. Quant à moi, je peux enfin me replonger dans ce mois hors du temps et mettre des mots sur les maux, comme on dit souvent. 

C’est un miraculé nous dit l’équipe des soins intensifs, il revient de très loin : »Vous savez, nous prenons son exemple pour consoler des parents confrontés à la maladie cardiaque de leur enfant ! » 

En amont, c’est toute une équipe médicale qui s’est relayée sans relâche, infirmiers urgentistes et intensivistes, cardiopédiatres, neuropédiatres, généticiens, pneumologues, chercheurs… En contact avec d’autres grands hôpitaux pédiatriques en Europe ou ailleurs. Je n’oublierai jamais l’humanité et la disponibilité dont ils ont témoigné à l’égard des enfants mais aussi de la famille tout entière. Et c’est un vrai miracle quand on sait que chaque seconde est comptée dans un tel service.  

En tant qu’abuela, mon nom de mamie, emprunté à l’espagnol et en hommage à ma grand-mère, je me questionne encore aujourd’hui sur le rôle et la place du grand-parent à l’hôpital. Ce témoignage aidera peut-être d’autres grands-parents confrontés aux mêmes doutes et questions. Est-ce qu’on en fait assez, trop ? Comment soutenir son enfant pour qu’il puisse à son tour soutenir le sien ? Comment être présent sans prendre trop de place ? Comment faire taire ses émotions pour accueillir les leurs ? Comment écouter avec bienveillance et sérénité sans vouloir tout savoir ? 

Comment apaiser la tension et adoucir les paroles, jouer le rôle de médiateur sans parti pris ? Comment ne pas blesser l’autre dans ses convictions, sa foi ou sa spiritualité ? Et puis encore, comment reprendre des forces pour repartir au combat le lendemain ? Autant de questions que je me suis posé tout au long de cette épreuve sans nom et que d’autres grands-parents se poseront à leur tour dans une situation similaire…  

 E.V.